Oeuvres / Le cri


Commande du Phénix de Valenciennes
pour 4 voix d'hommes¹
Dédié à Dominique Visse et l'ensemble Clément Janequin (2006)

durée : 11'33''

Entre morir y no morir
Me decidi por la guitarra

Pablo Neruda.



Commandé par le Phénix de Valenciennes, Le cri fait référence au film éponyme d'Antonioni. A la fois spontané et longuement mûri, il jaillit de cette pièce comme d'une bonne partie de mes compositions. Le double élan, amoureux ou de révolte, qui anime mon désir d'écrire, se répète inlassable comme l'obsession et la violence du cri. Là, contre la banalité et l'indifférence quotidiennes, ici contre la corruption et l'argent qui – comme l'Or du Rhin – font germer les convoitises et les guerres, au lieu des fruits et plaisirs de la terre.

À l'instar du texte original de Dominique Dubreuil, cet ouvrage fait alterner plusieurs voix caractérisées par leurs rythmes ou contours mélodiques, mais aussi par quelques jeux scéniques qui en rafraîchissent les couleurs et soulignent l'espace de leurs dialogues.

C'est d'abord la voix d'un « narrateur » – ici confiée à Dominique Visse – voix singulière d'un contre-ténor tantôt distanciée (comme dans un théâtre brechtien), tantôt traversée de cris convulsifs. Rythmiquement très souple, sa monodie gravit une échelle bien définie.

Ce sont ensuite les voix des « tortionnaires », certes aux allures brutales et rauques mais parfois aussi en demi-teintes, enjôleuses. Elles martèlent des rythmes souvent asymétriques ou s'insinuent en discordances chromatiques jusqu'à la pure vocifération.

Enfin s'élèvent les voix des « victimes » aux sonorités et rythmes plus inventifs : tantôt lancinantes et au bord de l'épuisement, tantôt poétiques et à fleur d'espoir, elles redisent entre cris et murmures, le traumatisme des interrogatoires et les ineffaçables « mâchoires de la mort ».

Mais peu à peu, dans le concert de leurs timbres et origines multiples (Sprechgesang ou français, espagnol ou lyrique, parlato ou russe …), toutes ces voix se superposent et se troublent, parfois jusqu'à la confusion. Si le « narrateur »  tourne quelques fois le dos, réduisant son chant au filet neutre ou feutré d'une bouche mi-close, plus souvent il se fait proche des « victimes » : il en partage la stridente vocalité ou se fond dans la pleine polyphonie de leur souffrance.  Le trouble se fait encore plus grand lorsque aux deux tiers de la pièce, bourreaux et victimes se chevauchent dans une indistincte mêlée, lorsque leurs cris piétinent tout discernement et sèment le doute sur leur passage ... Avec l'élaboration de cette œuvre, je ne pouvais refaire la caricature manichéiste, infantile et désastreuse des bonnes consciences qui épinglent les bourreaux et les victimes, comme les bons et les méchants de chaque côté d'un arbitraire « axe du mal ». Je conclurai par une adresse du narrateur aux « cosmocrates »², ces juges et hérauts de nos modernes géostratégies, ces nouveaux « seigneurs pour un temps ». Avec leurs mots d'ordre et agissements « sécuritaires »³ à l'égard des nouveaux serfs ont-ils d'autres but que l'or (doré ou noir) qu'ils amassent pour eux seuls ?
Hommage à Ingrid Betancourt, ce modeste Cri contribuera peut-être à faire entendre sa voix et celle d'une liberté intangible et sans compromis qui ne s'est jamais inclinée devant les dieux omnivores du profit et de la haine. Porteurs de message ou simple métaphore de la création artistique, de tels cris, poussés et soutenus, devraient se répercuter dans la cité, provoquer une myriade d'échos.

B. D. 06-08-06.

1 Edition Jean-Pierre Rubin, Lyon 2006. CD Harmonia Mundi, juin 2009.

2 L'expression est empruntée  à Jean Ziegler qui a créé ce néologisme (notamment dans son ouvrage L'empire de la honte) pour désigner les responsables des dette et faim qui asservissent les pays pauvres.

3 Le mot-clé «Beizopàsnost» (sécurité) du KGB soviétique est devenu le message essentiel de nombreux gouvernements.